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Publié : 20 January, 2021

La sape ou les enjeux de la reconnaissance d’une contre-culture

Se « saper » désigne le fait de se vêtir avec élégance. Les Congolais en ont fait l’acronyme d’un véritable mouvement culturel, la Sape, ou « Société des ambianceurs et des personnes élégantes ». Emblématique des deux Congos et de leur diaspora, la sape repose sur l’association originale de vêtements de luxe, exhibés lors de performances chorégraphiées. Pour les sapeurs , elle est une pratique artistique autant qu’un genre de vie. Le mouvement jouit d’une visibilité croissante en Europe mais peine à être reconnu et soutenu par les autorités culturelles congolaises. Pour comprendre les raisons de ce décalage, les auteurs se sont appuyés sur des entretiens réalisés à Kinshasa (RDC) et à Paris en février et juin 2020 auprès de sapeurs, et sur le regard d’un photographe kinois, Christian Kabeya.

10 février 2020, Kinshasa. Dans cette mégapole de 15 millions d’habitants, encombrée et saturée par les déchets, deux silhouettes élégantes fendent la circulation avenue de la Victoire. Alors que les Kinois circulent tant bien que mal, eux déambulent, chapeaux haut-de-forme et bottes de cuir.

Ils viennent de quitter la commémoration de la disparition du musicien Stervos Niarcos, figure emblématique de la sape. Là-bas, sur un parking, coincé entre le cimetière décrépit de la Gombe et un centre commercial de prêt-à-porter, l’étonnant défilé se poursuit. On claque des talons, on frappe sa veste au sol. On expose les griffes de la haute-couture, quitte à porter ses vêtements l’étiquette à l’extérieur pour que chacun puisse lire Dior, Gucci ou Weston. L’ensemble a des airs de carnaval chic dans une des villes les plus pauvres du monde.

Le défilé prend aussi des allures de cérémonie religieuse. Autour de la tombe de Niarcos, les sapeurs prêchent avec la fougue des pasteurs évangélistes qui ont essaimé au Congo ces dernières années. L’un répand un alcool de luxe sur la pierre tombale tandis que les autres chantent et prient ensemble le dieu de la Sape. On pardonne à ceux qui ne savent pas s’habiller. Et l’on interpelle les pouvoirs publics pour qu’enfin la sape soit reconnue comme un mouvement artistique à part entière.

Les sapeurs détonent dans l’univers des quartiers populaires de Kinshasa. Ils défilent au milieu des embouteillages, prennent le temps de flâner et épuisent leurs maigres salaires en vêtements. Mécaniciens, cambistes, agriculteurs, ce sont souvent des travailleurs manuels qui consacrent leurs revenus à leur passion et clament avec fierté : « ma veste vaut une parcelle ». Refusant la standardisation et le prêt-à-porter, ils appellent à ne plus s’habiller à Kato, Luvua ou Guangzhou, les quartiers de Kinshasa dans lesquels on trouve les contrefaçons asiatiques.

La sape joue avec les codes et témoigne d’une prise de liberté vis-à-vis des déterminations sociales. Le mécanicien endossant une veste Dior dans un pays en développement bouscule tout un système de représentations. Avec leurs coupes amples  et leurs étoffes délicates, leur souci de la propreté et la fantaisie de leurs chorégraphies mêlées de longues poses, les sapeurs subvertissent les codes du travail manuel. Les travaux du sociologue Manuel Charpy ont montré que, dans les années 1980, se saper permettait à la diaspora congolaise de se détacher de l’idéal-type du travailleur immigré. En 2020, il s’agirait davantage de se distinguer de la masse des consommateurs de produits standardisés.

La transgression des codes est à l’origine de la sape, dont on situe la naissance dans le Congo belge des années 1920. Emprunter le vêtement européen permettait alors de se différencier entre Congolais et de déplacer la ligne de fracture avec les Européens. Les colons voyaient alors dans ces emprunts vestimentaires une maladroite imitation, l’élégance étant la chasse gardée du Blanc.

Or, des missionnaires jésuites à Georges Balandier, de nombreuses sources confirment l’importance de l’élégance pour le peuple Kongo, dont la culture reposait sur le bunkete – concept réunissant la beauté, la propreté et «l’art de bien s’habiller»–Au musée national de Kinshasa, les costumes exposés attestent du savoir-faire et du raffinement de cette société pré-coloniale et les photographies qui les accompagnent montrent que l’exhibition et le défilé étaient des pratiques connues et documentées. Réunissant « le style européen et l’élégance congolaise », la sape relève donc du métissage et du syncrétisme culturel. La présence belge a fait de la sape une contre-culture, alors qu’elle est l’héritière de traditions ancestrales, de pratiques dominantes, et constitue à ce titre une partie intégrante du patrimoine congolais.

Entre la bière et les podiums

À Paris, en 2009, la fondation Dapper intégrait à son exposition « L’art d’être un homme » des photographies de sapeurs. En 2015, La Fondation Cartier pour l’art contemporain exposait le travail du photographe Ambroise Ngaimoko sur les sapeurs dans l’exposition « Beauté Congo ». La même année, lors de l’exposition « Bords des mondes », des sapeurs de Kinshasa furent invités au Palais de Tokyo, par le styliste et collectionneur d’art Jean-Charles de Castelbajac. En 2020, dans le cadre de l’exposition « Kinshasa Chroniques », la Cité de l’architecture et du patrimoine fait du sapeur un acteur de l’urbanité kinoise.

Rares sont en revanche les grands couturiers et les créateurs comme Castelbajac à reconnaître les sapeurs, qui leur offrent pourtant, en défilant au cœur de métropoles émergentes une publicité gratuite. « C’est  un apport économique énorme pour tous ces grands couturiers, que certains ne reconnaissent pas » déplore Yves Sambu, photographe kinois pour qui les sapeurs sont un objet de travail.

De l’indifférence au mépris, il n’y a qu’un pas, que certaines marques auraient franchi. Jocelyn Armel dit « le Bachelor », sapeur, créateur et propriétaire de la boutique Sape & Co située dans le quartier de Château Rouge à Paris, pointe par exemple la marque de chaussures Weston. Particulièrement prisée des sapeurs, cette marque «n’a jamais revendiqué dans sa communication ce que les Africains lui ont apporté. Elle fait l’apologie des consommateurs russes, chinois… c’est plus valorisant. ». Le Bachelor boycotte la marque depuis 1982. Contacté pour clarifier le rôle des sapeurs dans son succès, le service de communication de Weston n’a jamais donné suite.

Les grandes marques seraient-elles mal à l’aise avec ce phénomène qui leur échappe et contrevient à leur image ? Le cas n’est pas nouveau, Lacoste et Tommy Hilfiger ont été confrontés à des processus similaires. Reste que les sapeurs ont encore peu de place sur les podiums des couturiers. Pour l’heure, les principaux acteurs économiques qui soutiennent le mouvement sont les grandes brasseries congolaises.

La brasserie Bracongo et sa rivale la Bralima, sont deux actrices puissantes de la culture en RDC. Depuis l’indépendance, elles ont investi l’univers musical et s’intéressent aujourd’hui à celui de la sape. À la recherche d’un sponsor, le collectif de sapeurs Nouvelle Vision de la Sape, y trouve son compte. Leur manager Skito semble confiant bien qu’aucun contrat n’ait encore été signé. Au lendemain du premier événement sponsorisé par la Bracongo, -une soirée dans un bar du quartier populaire de N’djili- Skito se réjouit : « Pour un début c’était réussi, l’harmonie était parfaite.» Dada Weston, jeune sapeur du collectif, dénonce quant à lui le manque de goût et l’ingérence artistique de la brasserie. Il aimerait que le sponsor « laisse plus de temps aux artistes pour s’exprimer.» Entre chaque intervention des sapeurs, de jeunes danseuses électrisaient la soirée sur des tubes actuels. « Ils laissent les pu*** danser sur le podium ! Je trouve ça dégueulasse.» Difficile de tracer la ligne de partage entre mécénat et marketing. Car si le sponsoring de la brasserie soulève la question de la liberté artistique et du registre de la sape, il compense aussi le manque d’engagement des pouvoirs publics dans la culture.

« La sape est politique, qu’est-ce qui ne l’est pas ? »

À l’heure actuelle, la sape n’est ni reconnue ni soutenue par les pouvoirs publics. « Nous sommes délaissés ! » répètent les sapeurs lors de leurs discours. Ces derniers réclament, en tant que mouvement culturel, une aide matérielle de l’État et plus de visibilité. «La cérémonie en hommage à Niarcos ? – Ah oui, les sapeurs… Ils font leur truc vers 11h, 12h. » répond-on de manière incertaine à l’Office du Tourisme de Kinshasa. Un décalage avec l’importance de cet événement qui attire des sapeurs de toute l’Afrique centrale, mais aussi des artistes plasticiens de la coopérative « Ndaku Ya la vie est belle» portés à l’écran par Renaud Barret dans Système K. Une occasion qui mériterait l’attention des acteurs publics de la culture. « Ils pensent encore que la sape est un mouvement de voyous » explique Crackly Philip, un sapeur de Nkayi venu rendre hommage à Niarcos.

Les dirigeants des deux Congos entretiennent une relation complexe avec la sape. Après les indépendances, le vêtement fut l’objet d’une attention particulière de la part de jeunes États autoritaires, désireux de contrôler l’apparence du Congolais moderne. Avec l’émigration postcoloniale, le centre de gravité de la sape se déplaça vers les métropoles européennes. Les sapeurs devinrent aux yeux des dirigeants des « aventuriers », des « voyous » incarnant l’antithèse du Congolais modèle. La cécité actuelle des autorités congolaises serait-elle le prolongement de ces relations tumultueuses ou la simple traduction des difficultés à mener des politiques culturelles dans un pays en développement ?

Le photographe Yves Sambu est convaincu de la valeur artistique de la sape. « Les sapeurs font preuve de créativité, certains produisent eux-mêmes leurs tenues, et chacun d’eux cherche dans l’apparence une identité. C’est magique et poétique à la fois ». Il soutient ardemment le projet de classement de la sape en tant que patrimoine immatériel de l’UNESCO. Mais, portées uniquement par des initiatives individuelles et faute de soutien du Ministère de la culture à Kinshasa comme à Brazzaville, les démarches entamées il y a trois ans n’ont pas encore abouti.

« Aujourd’hui, les cinq premières fortunes professionnelles de France sont dans le textile et la mode » constate Armel le Bachelor, l’entrepreneur de Château-Rouge. « Bernard Arnaud, François Pinault… allez leur demander combien d’emplois ils ont créés. Il faut que les présidents africains s’intéressent à ça ! S’il y avait des Weston ou des Dior congolais…». Le succès personnel du Bachelor serait la preuve du potentiel économique de la Sape : sa marque Connivences est étudiée à l’Institut Français de la mode, et en 2016, la compagnie aérienne congolaise ECAir utilisait son image assortie du slogan : « Faire voyager notre élégance ».

L’argumentaire de l’entrepreneur rejoint les analyses de l’UNESCO et la CNUCED sur le rôle économique des biens culturels. Le commerce international de ces biens constitue l’un des secteurs les plus dynamiques de l’économie mondiale. Dans les Pays les moins avancés (PMA), ils rapportent davantage que l’exportation de produits agricoles. Ayoko Mensah conseillère au Palais des Arts de Bruxelles et consultante à l’Unesco, s’interroge : «  Pourquoi les pays africains semblent-ils refuser d’entrer dans la compétition, dans ces domaines dans lesquels ils disposent d’avantages comparatifs certains ? ». Elle a recensé la liste des obstacles au développement du secteur culturel dans un pays. Qu’ils soient structurels (manque d’infrastructures, mobilités difficiles, accès payant aux médias) ou politiques (instabilité, conflits), la RDC les cumule tous.

La domination actuelle des pays du Nord sur ce marché «se traduit par l’appauvrissement de l’expression artistique locale ». Une dynamique d’autodépréciationque le Bachelor observe dans le domaine de la sape et du textile. Il y a sept ans, il a tenté d’intégrer du wax dans ses créations. L’échec commercial fut total. Un an plus tard, le local qu’il convoitait à Brazzaville pour y ouvrir une boutique fut préempté par la Présidence. «Qui, en commençant par le président de la République, dira que le costume qu’il porte vient d’un créateur congolais ? Si le premier citoyen du pays n’a même pas un slip fabriqué à Brazza, ou un pagne fabriqué à Kinshasa…».

Le temps semble loin où Thomas Sankara, président du Burkina Faso, déclarait à la tribune de l’OUA  : « Ma délégation et moi-même sommes habillés par nos tisserands, nos paysans. Il n’y a pas un seul fil qui vienne d’Europe ou d’Amérique. Je ne fais pas un défilé de mode, mais je voudrais simplement dire que nous devons accepter de vivre Africain. C’est la seule façon de vivre libre et de vivre digne ». En 1981, le discours provoquait l’applaudissement unanime des chefs d’États africains.

Quarante ans plus tard, à Kinshasa, les vastes friches de la compagnie UTEX Africa s’étalent sur les rives du fleuve Congo. La MONUSCO14 a remplacé la filature, et les zones polluées par les colorants textiles forment des terrains vagues où nichent désormais les aigrettes. « Il n’y a plus d’industrie textile et ça n’émeut personne, constate le Bachelor. Après, ils te parleront d »émergence économique… C’est le paradoxe congolais. ».

Tout comme le Bachelor, les sapeurs de Kinshasa misent sur le potentiel économique de la sape. Leur manager prône « une sape bénéfique et lucrative » grâce à des investissements, des productions et des revenus. Le collectif défend donc une « sape économique, sans injure », plus adaptée aux codes des fashion weeks. Normaliser la sape pour en faire une industrie compétitive sur le marché mondial des biens culturels ? Pour certains, le développement du mouvement doit suivre d’autres voies. À la consommation globalisée ils opposent la création locale. À l’industrie du luxe occidentale, ils préfèrent des matériaux traditionnels, perles et raphia. Tournant le dos au secteur polluant du textile, l’un d’entre eux, « 100 % papier » , prône une sape écologique, en créant des costumes en papier recyclé. Ces démarches restent minoritaires. Elles prouvent en revanche que les sapeurs continuent d’interroger leur époque et qu’ils proposent une autre définition de la richesse au Congo.

CAMILLE BEAUVAIS ET GATIEN ELIE 
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