À Conakry, le rap ne se contente plus d’emprunter les codes mondialisés de la trap ou de la drill : il les tord, les localise et les raconte depuis la rue, les cours communes et les studios bricolés. En Guinée, les genres musicaux se métissent. Preuve en est « Fréquences 224 : Le rap guinéen, nouvelle génération », un documentaire de l’artiste Niariu (Tiguidanké Diallo), accompagné par Lounseny Soumah et Divineeeuu, disponible sur YouTube depuis février 2025 et projeté à Conakry le 31 janvier au Studio Kirah.
Niariu filme au plus près la relève du hip-hop guinéen : des jeunes MCs et beatmakers qui s’approprient les pulsations globales, influencées par les musiques traditionnelles pour mieux parler des réalités locales : débrouille, loyauté, circulations entre quartiers, et cette tension constante entre visibilité numérique et économie informelle de la musique. Un rap qui se dépolitise par rapport aux années 1990, alors bien plus frontal.
Des rappeurs comme THIIRDY, Le Mélangeur ou encore Straiker, en passant par le beatmaker prometteur CD Alaprod et l’animateur radio, fondateur du Turn Up Street, Fresh DD, composent l’ossature du film. Le but est clair : laisser la scène s’expliquer elle-même, sans commentaire professoral, en s’attachant à ses gestes, ses mots et ses lieux. Dans son studio, CD Alaprod décrit son rapport à la création, ancrée dans cette nouvelle génération tout en apportant une touche guinéenne. Si l’artiste pose en guerzé, le dioukoulou ou le tam-tam de la région forestière seront ajoutés ; si le couplet est chanté en pulaar, le beatmaker y intègre une flûte, comme il l’a fait sur Won Namatin de Straiker.
Le teaser et la mise en ligne du documentaire insistent sur cette immersion, où l’oreille guide l’image. Il s’agit du premier épisode d’une série de quatre consacrée aux musiques guinéennes contemporaines. L’ambition est double : documenter l’instant — la « nouvelle génération » et son essor — afin de constituer des archives accessibles, dans un pays où la mémoire audiovisuelle des cultures populaires reste trop souvent espacée ou fragile.
Exister en dehors des réseaux sociaux, où la jeunesse guinéenne est déjà très présente, était également l’ambition de la réalisatrice. Cette volonté d’archivage par les artistes eux-mêmes, au plus près des pratiques, est l’un des apports majeurs du projet, où chacun, dans sa curiosité et son désir d’en apprendre davantage, trouve matière. Dans un écosystème marqué par la précarité des supports, le film devient preuve d’existence et carte de visite.
Le film s’inscrit dans une démarche plus large, portée par Niariu, qui consiste à raconter la musique guinéenne depuis ses propres circuits. Contrairement à d’autres pays de la région, où les majors sont présentes, ici les studios indépendants font la norme, des collectifs émergent, et les plateformes en ligne ainsi que les médias culturels soutiennent ces scènes. En révélant son premier documentaire, la chanteuse affirme un geste d’autrice : passer devant et derrière la caméra, accompagnée par des locaux dans ce processus, pour rompre avec la tendance des récits importés. La circulation du film — projection locale puis diffusion libre —, ses témoignages ainsi que ses images d’artistes guinéens sur scène participent à cette logique de redistribution du regard.
Esthétique : close-up, souffle et textures
À l’image, Fréquences 224 privilégie la proximité : micros et plans serrés, intérieurs exigus, visages éclairés par les écrans de téléphones et les néons des studios. Cette économie de moyens nourrit aussi une vision esthétique de sa créatrice : l’immersion devient une esthétique en soi. Textures granuleuses, respiration des prises live, fragments de freestyle… l’ensemble épouse le grain de la ville et la vitesse de production des scènes rap, dessinant une réelle identité visuelle marquée par son environnement.
Le dispositif rend audible ce que la société guinéenne dit à travers ses rappeurs : les bascules générationnelles, l’inventivité linguistique (français, soussou, peul, malinké), l’humour comme forme de résistance, et une conscience aiguë des réseaux. Ici, la drill n’est pas une simple importation ; c’est une traduction des rythmes urbains de Conakry, dont la jeune population est largement cliente, entre concerts et partages de soutien sur les réseaux sociaux.
Le documentaire ne cherche pas l’« événement » spectaculaire : il révèle une politique du quotidien — comment financer un clip, négocier une session studio, fabriquer une communauté d’écoute en ligne et hors ligne. À ce titre, Fréquences 224 prolonge une histoire longue : celle d’un pays où la musique a souvent été un langage de la cité (porteurs de mémoire, critiques, louanges) autant qu’un art de scène (kora, balafon, chant).
Au moment des indépendances dans les années 1960, Niariu rappelle que des musiciens fonctionnaires de l’État comme le Bembeya Jazz, créé en 1961, existaient, s’inscrivant dans une société communiste dotée d’une véritable politique culturelle. Sékou Touré, président de la première République de Guinée (1958-1984), encouragea la création de ballets nationaux et d’orchestres régionaux (Horoya Band, Syli Orchestre National…) afin de représenter la voix du peuple et de diffuser les idéaux de la révolution culturelle.
Les griots (djélis) sont des figures centrales qui assurent la mémoire collective, transmettent l’histoire et commentent la vie sociale et politique à travers chants et récits. Les structures étaient financées et les moyens mis à disposition pour que la musique, miroir de la politique et de la société guinéenne, rayonne. Puis, dans les années 1990, émerge le hip-hop guinéen avec des pionniers comme les groupes Silatigui ou Degg J Force 3. Depuis, tout s’ouvre. La société guinéenne est devenue capitaliste, et le rap, underground. Marginalisé mais porté par une jeunesse déterminée, il s’est construit en rupture avec des générations jugées corrompues et complices des institutions.
Et après ?
Fréquences 224 ouvre une piste : reprendre en main l’écriture et la mise en avant des musiques guinéennes, de leur système d’autoproduction à leurs médias culturels partenaires, jusqu’aux plateformes qui donnent à voir et à entendre autrement. Bilia Bah, écrivain, comédien et fondateur des Studios Kilah, souligne dans le documentaire que le potentiel existe culturellement, mais que la problématique réside dans les étapes de formalisation et de professionnalisation. Les raisons ? Elles sont multiples, mais relèvent principalement du manque d’accès, pour les artistes, aux outils permettant de comprendre ce qu’est un manager, un producteur ou encore leur propre rôle dans toute cette chaîne.
Les bases solides pour une projection confiante vers l’avenir restent fragiles, et les Studios Kilah font partie de ces structures qui accompagnent la scène. Les canaux de diffusion, eux, demeurent restreints : infrastructures dédiées au hip-hop quasi absentes, soft power guinéen trop faible. Cependant, des promoteurs assurent une visibilité internationale, notamment européenne, soutenue par la diaspora. À l’heure où l’Afrique de l’Ouest redessine la carte du hip-hop, le geste de Niariu prend valeur de manifeste : filmer pour transmettre, archiver pour durer.
« On est très talentueux, on a énormément de capacités. Et je pense que c’est un peu l’histoire de la Guinée », conclut la chanteuse.
Kady Sy
Africultures
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