[Photo : Google] Daara J est un groupe de hip-hop sénégalais. Il se compose de Ndongo D. (D=daara qui signifie école donc le nom Ndongo D veut dire élève ou étudiant) (rap), de Faada Freddy (rap et soul) et d'El hadj Man. Le trio s'est formé durant la première moitié des années 1990.
Interview - La notoriété du duo de Daara J Family a depuis longtemps dépassé les frontières de la scène rap sénégalaise. Avec 6 albums, plus de 20 ans de complicité, Faada Freddy et Ndongo D ont écumé les scènes du monde. Après plusieurs semaines d’interruption – crise Covid oblige ! – ils reprennent la tournée de « Yamatele », leur dernier album sorti début 2020. Africultures les a croisés à quelques heures de leur premier concert post confinement au Rocher Palmer, salle bordelaise bien connue des amateurs de jazz et de musique du monde. Leur énergie est intacte et l’envie de rencontrer le public plus forte que jamais. Rencontre avec deux grandes voix engagées du rap continental.
Vous qui êtes connus pour être proches de votre public, comment appréhendez-vous la scène dans le contexte actuel où le port du masque est obligatoire et le nombre de places limité dans les salles ?
Faada Freddy : Le temps que le mot d’ordre soit levé, on est comme privé de dessert. On peut écouter de la musique, la ressentir mais dans ce contexte, on ne peut pas laisser son corps vibrer, s’épanouir au son de la musique et c’est pourtant ce qui libère aussi. Pour le moment, on se sent « séquestré » et on espère en sortir. La sécurité est la priorité mais il est aussi important que l’on retourne à nos libertés.
Ça va changer quelque chose dans la configuration de vos concerts ?
Ndongo D : Non, ça ne va pas changer les choses dans notre manière de faire. Le contexte nous motive encore plus. Même si on joue dans des conditions où les gens sont assis, on peut faire passer une énergie positive. On a l’habitude de travailler sur plusieurs formats. Au Sénégal, il nous est arrivé de faire des shows devant un public assis. L’important, c’est l’énergie que l’on va transmettre. Tout est dans la connexion avec le public. Ce sera peut-être une connexion spirituelle.
La scène est importante pour vous au point d’être aussi un labo de création. Votre dernier album « Yamatele » a été testé sur scène avant d’être enregistré. Comment concrètement l’album s’est-il nourri de la scène ?
Faada Freddy : Tester les titres de « Yamatele » sur scène nous a permis d’approfondir nos textes. Le rapport direct avec le public nous permet d’avoir un interlocuteur et le fait d’avoir un interlocuteur nous permet de mieux raisonner. Le titre « What’Up » fonctionne comme si on était en conversation avec quelqu’un. « What’Up ? … qu’est-ce qui se passe dans ton esprit ? Qu’est-ce qui te fait mal ? Qu’est-ce qui te fait peur ? Dis-moi ce que tu as dans la tête ? Chacun d’entre nous se met à la place de quelqu’un qui s’inquiète de son avenir, de ce que le monde est en train de devenir et qui cherche sa place. Et c’est grâce au public qu’on a eu cette inspiration. Faire une chanson, c’est aussi en quelque sorte instaurer un dialogue.
NDongo D : Même au niveau rythmique, le public peut être inspirant. Dans un titre comme « Ghetto », le dernier morceau que nous avons enregistré, le public a donné le ton sur la rythmique qui a évolué en fonction de ses réactions. Il arrive que la façon dont le public nous suit ait eu une influence sur notre interprétation. Avec « Yamatele », nous ne voulions pas d’un album studio, mais plutôt d’un album expérimenté sur scène. Ce travail d’expérimentation qui a eu lieu de fin 2018 à début 2020 nous a aidé à mûrir l’album. Quand on enregistre un morceau, on ne se demande pas forcément comment il va sonner en live. Le fait de le tester sur scène nous a permis de trouver le juste milieu entre les machines, les instruments et l’interprétation.
"Yamatele" dans
Couleurs Tropicales
https://www.youtube.com/watch?v=Le4eYNB8pqo
Votre album est aussi nourri de diverses sonorités du continent : rumba congolaise, rythmes mandingues, assiko du Sénégal, kizomba d’Angola. On y croise des musiciens comme Gaël Faye, Kratos et Orakle de RDC ou encore le guinéen Moh Kouyaté. Cela correspond à un désir de brasser la richesse musicale du continent ?
NDongo D : L’Afrique c’est un grand ensemble. Nous qui sommes en Afrique de l’Ouest, on adore la rumba congolaise et dans un autre registre, on aime aussi la musique de Lokua Kanza ! Quand nous avons enregistré à Kinshasa, la rencontre avec les jeunes musiciens a été musicalement très fructueuse. La musique urbaine permet toutes les ouvertures. On a trouvé des formules pour combiner la rumba, les rythmes de chez nous avec d’autres styles. Souvent, les politiques disent qu’ils rêvent d’une Afrique unie mais les actes ne suivent pas. Nous on arrive à le faire avec la musique. Le concert que l’on fait à Dakar, on peut le faire à Accra, à Johannesburg ou ailleurs. Au niveau rythmique et mélodique les gens s’y retrouvent car on parle le même langage. Quand on a enregistré « Chaka Zulu » à Kinshasa avec Kratos, il y avait du monde dans le studio. Le refrain était en wolof, mais les musiciens présents étaient en transe. Il n’y avait plus la barrière de la langue. On se retrouvait sur la vibe.
Qu’est-ce qui vous a amené à enregistrer un titre à Kinshasa ?
Faada Freddy : On était à Kinshasa pour le Festival « Jaz Kif ». Une jeune congolaise qui connait bien le secteur musical nous dit lors d’une discussion que souvent les artistes viennent en RDC, font leur concert et repartent sans rencontrer la scène musicale locale. Comme elle a ressenti notre bonne vibe avec le public, elle nous a emmenés dans un studio kinois, Kinshasound. Il ne fait que quelques mètres carrés, il n’y avait pas d’électricité à notre arrivée. Il fallait mettre du gasoil pour la mettre en marche. On y rencontre DDT, le producteur, le beatmaker Kratos et d’autres jeunes rappeurs. C’est un peu l’ambiance des studios de sound system en Jamaïque où il y a toujours du passage. DDT et Kratos nous présentent le travail de Kinshasound. Ça nous donne envie de combiner leur son à la musique mandingue. On s’y met avec Kratos. En moins d’une heure, c’était fini ! On s’est trouvé, on savait exactement où on voulait aller ! C’est un peu ça la force de l’Afrique. Parfois, on ne réalise pas à quel point les choses sont plus faciles et coulent de source quand on est ensemble. Même si les langues sont différentes, on parle le même langage. On allait boucler le morceau quand arrive la rapeuse Orakle. Elle constate qu’il n’y pas de femmes. Avec son autorité naturelle, elle dit « Moi, je vais me poser » ! Elle pose sa voix. Il manquait une pièce au puzzle et c’est Orakle qui l’a posée. C’était magique !
Ndongo D : Je ne connaissais pas bien la scène hip hop congolaise. Ça a été une belle découverte. J’ai été fasciné par le brassage des langues. Les couplets en lingala, en kikongo, en swahili, ça sonne. Ce sont des langues qui collent bien au rap. Comme le wolof. Et quand on les mélange, elles s’accordent !
Vous vous connaissez depuis l’adolescence et sur scène on perçoit une grande complicité entre vous. Comment travaillez-vous ?
Faada Freddy : On travaille en respectant la liberté de l’autre parce qu’on a tous les deux besoin de s’exprimer. Pour nous il est important que la source de notre travail soit la liberté. On exprime ce qu’on a envie d’exprimer. Même si parfois, il y en a un qui pousse un peu les limites. On ne fait pas les choses parce que c’est tendance, on les fait parce qu’on les sent … On fait les choses surtout parce qu’on les partage. C’est comme ça depuis le départ. Chacun a plus ou moins son point fort. Ndongo a une très belle plume. Je compose assez vite. Je peux faire une vingtaine d’instrus, voire plus dans une journée. Ndongo les écoute et capte très vite celui qui va être le bon ! On a besoin de l’oreille de l’un et des doigts de l’autre. Et on se complète ainsi.
Ndongo D : Parfois quand l’un hésite sur un texte, l’autre l’encourage. Sur notre album, le titre « Ghetto » raconte le ghetto à l’image de ceux que l’on peut voir dans toutes les villes africaines, comme chez nous dans certains quartiers de Dakar. Faada avait glissé un couplet sur les consommateurs de drogue. Il hésitait à le garder. Je lui ai dit qu’il fallait le garder parce que c’est la réalité du ghetto. Mais tout en évoquant la violence des ghettos, on montre aussi le côté positif. Celui des jeunes qui sont désœuvrés, sans beaucoup d’espoir mais qui arrivent quand même à subvenir aux besoins de leurs parents.
Faada Freddy : On parle aussi de la prostitution chez les mineurs, celle des jeunes filles qui ramènent de l’argent à la maison. Les parents sont tellement affamés qu’ils ne leur demandent pas d’où vient l’argent. Alors qu’ils savent pertinemment que c’est sûrement un homme qui leur a donné cet argent. On parle également de certains policiers qui sont parfois dans le trafic de chanvre et autres. C’est aussi l’une des réalités du ghetto.
Autre drogue, autre réalité, l’addiction aux écrans. La couverture de votre album représente un arbre à palabre faisant référence à la tradition orale. Sauf qu’ici, il est « dépalabré » par les écrans qui l’entourent et par l’attitude des personnages solitaires, rivés sur leurs écrans. Paradoxalement, c’est aussi sur un écran qu’apparait le titre de l’album et vos noms…
NDongo : Notre message n’est pas de nous positionner contre la technologie qui a aussi du bon. On essaye surtout de dire qu’on ne doit pas être de simples consommateurs drogués aux écrans. On doit aussi être producteur. Le fond du message c’est aussi de dire aux jeunes de ne pas oublier leur tradition et leur culture. D’où l’image symbolique du baobab. Aujourd’hui, chez nous, l’arbre à palabres est « mort ». Quand on rentre dans une maison à Dakar, tout le monde est sur une tablette ou un téléphone. Les gens ne communiquent plus. Sur la pochette de l’album, on voit un jeune seul avec une théière. C’est une référence à l’Ataya, le rituel du thé, culturellement fort chez nous, qui est en train de disparaître. L’Ataya permettait une communion et des échanges entre les gens. Les idées circulaient. Aujourd’hui la personne qui fait l’Ataya est esseulée.
Faada Freddy : Notre dernier album dénonce aussi la paresse intellectuelle. Tu as besoin de quelque chose, tu ne cherches plus, tu demandes à Google, à Wikipédia ou à Siri et tu te contentes de la réponse sans la questionner, même si elle est erronée. On ne fait que subir la technologie. Ceux qui subissent la technologie, on les appelle les « Yamatele », en référence au robot issu d’un dessin animé des années 80 qui avait un écran sur le ventre. Aujourd’hui l’écran a remplacé leur cerveau.
Il y a des thèmes récurrents dans vos textes, notamment en faveur de l’éducation des enfants et la protection de l’environnement. Quels actes en découlent ?
Ndongo D : On mène des actions sur le terrain. Les artistes sont un peu le reflet d’une société et ils peuvent initier des choses pour encourager les gens à faire de même. Il y a quelques temps, on a participé à une opération de reboisement. Quand les jeunes voient un artiste qu’ils connaissent participer à ce genre d’opération, ça active leur prise de conscience. Avec le mouvement « Sénégal ney sete » [qui lutte contre l’insalubrité au Sénégal NDLR], on participe depuis trois ans à des nettoyages à Dakar, à Rufisque. On ramasse les ordures et on plante des arbres. Même si ce sont des micro-projets, ça peut aussi inspirer ceux qui nous voient faire. On se mobilise également pour les enfants. Faada avait fait un concert à Dakar dont une partie des bénéfices a été reversée à « Village Pilote », une association qui s’occupe des enfants.
Faada Freddy : On a aussi mobilisé certains jeunes de notre fan club, en Afrique ou en Europe qui sont venus faire des stages bénévoles au sein de cette association. Et ça porte ses fruits. On travaille également avec « Lueur D’Espoir » qui accompagne les enfants démunis. L’éducation, c’est la base. Si on a un problème d’environnement aujourd’hui, c’est aussi parce qu’au départ, il y a des choses importantes qui ont été omises par les adultes. Si on travaille dès l’enfance sur les systèmes d’intégration de l’homme à la nature, on arrivera à retrouver un équilibre dans notre environnement. Comme à Kigali où l’engagement pour la protection de l’environnement est plus ancré.
Vous vous étiez également engagés en 2016 dans la lutte contre les téléchargements illégaux en initiant avec votre label BoisaKré, Deci’Tel, une application mobile de vente de musique en ligne. Elle est active ?
Faada Freddy : On a été obligé de la suspendre car on a été court-circuités par une multinationale… C’était une bonne idée mais notre interlocuteur qui représentait une grosse marque nous a dit, ne « soyez pas surpris si demain on fait pareil ! »
Ndongo D : L’idée était nouvelle à l’époque mais depuis, les choses ont encore évolué. On est en train de repenser le projet. On pense à créer un hub avec des créatifs, organiser des masters-class et monter un projet plus adapté au marché local. Avant, les artistes vendaient des cassettes et des CD. Maintenant c’est le streaming. Beaucoup d’artistes ne comprennent pas trop comment ça marche mais ils constatent que la vente de CD leur rapportait plus d’argent que le téléchargement. Il faut que l’on trouve le bon modèle pour le marché africain. Le but n’est pas d’entrer en guerre contre les distributeurs mais de trouver le juste milieu pour que les artistes puissent vivre de leur travail.
Faada Freddy : D’autant qu’aujourd’hui les artistes sont lésés avec la Covid. L’artiste étant également un entrepreneur, il doit maîtriser la technologie et, comme le font les industriels, anticiper pour pouvoir trouver sa porte de survie. Si nous ne prenons pas nos affaires en main, nous serons face à une industrie qui n’en aura que faire de la musique et du sort des artistes. Aujourd’hui, dans l’industrie musicale, règne le diktat de certains formats. C’est pourquoi toutes les musiques se ressemblent. Et quand on n’est pas dans cette grille normative, on est considéré comme un rebelle. Et ça tue les vrais artistes car les vrais artistes ont besoin de s’exprimer, d’exprimer leur frustration, de ne pas sourire quand c’est le moment de pleurer.
Sur l’un des visuels qui accompagne l’album, on voit Ndongo D lisant « Afrotopia », l’essai de Felwine Sarr [économiste, auteur, musicien, judoka NDLR], où il invite les africains à vaincre tout sentiment d’infériorité, à se réapproprier leur identité et à mobiliser les ressources de l’Afrique. C’est aussi le message de « Yamatélé ». Ce livre a-t ’il été une source d’inspiration pour vous ?
[caption id="attachment_9099" align="alignnone" width="686"]
(Photo téléchargée sur Google) Daara J Family[/caption]
Ndongo D : Tous les chemins mènent à Rome … ou à Dakar ! On est tous plus ou moins de cette génération d’artistes qui est arrivée à la croisée des chemins. Et nos questionnements s’y retrouvent. Comme le dit Felwine dans son livre « L’Afrique n’a personne à rattraper ». Ça fait des années que l’on parle de cette Afrique qui doit s’unir, se lever, marcher d’elle-même. Nous sommes dans cette même voie. « Afrotopia », c’est comme « Yamatele ». Et justement c’est une source d’inspiration. Tenir un livre, c’est aussi une manière de valoriser la lecture auprès des jeunes qui sont beaucoup plus attirés par les écrans que par les livres. Le but n’est pas d’opposer les écrans à la lecture, mais de dire qu’ils peuvent être complémentaires.
En deux décennies, au Sénégal, les rappeurs ont gagné en crédibilité en tant que musiciens mais aussi en tant que citoyens. Ceux de « Y en a marre » ont engagé en 2011 une grande mobilisation citoyenne face au pouvoir. Le rapeur « Malkhom Le Boudiouman » est élu municipal dans la commune de Malika, Xuman investit la télé avec le « JT Rappé » et « Les Rebelles du micro ». Dans un autre genre, Akon a récemment présenté son projet de construire une ville futuriste, digne de celle du film « Black Panther » à 100 km de Dakar…. Le rap mène à tout ?
Faada Freddy : Une belle révolution vient souvent du joker, du fou du village. Au début, tout le monde croit qu’un cas isolé est marginal. On est le fou du village. Et lorsque de plus en plus d’individus adhèrent à l’idéologie du « fou », on commence à le prendre au sérieux. Même les présidents africains ont été des jokers avant d’arriver au pouvoir. Mais après, ils sont devenus des jokers dangereux ! Le rap, qui était au départ marginalisé est aujourd’hui la musique la plus écoutée par les jeunes. Elle peut amener à des mouvements de contre-pouvoirs capables de faire tomber un régime. Pour certains, contrôler les artistes, c’est contrôler la jeunesse car un artiste est beaucoup plus écouté qu’un politicien.
Dans le contexte actuel où tout est ralenti, quels sont vos projets pour « réveiller les forces endormies et adoucir le chaudron du monde », pour reprendre les mots de Felwine Sarr à votre égard ?
Faada Freddy : Retourner à la simplicité de notre humanité. Retourner à la terre. C’est là où nous vivons. C’est chez nous. Il faut que chez nous les gens puissent assurer leur autonomie et s’adapter au changement furtif et sauvage qui survient. Les jeunes africains doivent apprendre à s’accepter et à accepter l’autre. Il nous faut partager notre expérience avec les jeunes parce que la vie nous a beaucoup donné. A nous de redonner à la vie ! C’est la raison pour laquelle nous projetons de créer un endroit stratégique où nous allons organiser des masterclass. Elles seront données par un collectif d’artistes du monde, issus de différents domaines comme la mode ou le design. Certains travaillent avec des artistes internationaux comme Beyoncé et d’autres. Ils partageront leurs expériences avec ceux qui en ressentent le besoin. Le but étant de faire en sorte que les artistes africains aient la même égalité des chances que les artistes internationaux.
Ndongo D : Même si nous allons continuer la musique, nous ressentons vraiment ce besoin de peser encore plus dans la balance à travers nos engagements. Dans ce monde ou la course à la cupidité prime sur tout le reste, il nous faut retrouver notre humanité.
Propos recueillis par Virginie Andriamirado