On en revient toujours à la question de l’acceptation de l’Autre … Elle est au cœur de votre spectacle dont le dispositif instaure une forme d’échange avec le public …
Dans cet échange, je cherche à amener le public à réfléchir sur sa façon de percevoir l’Autre, le migrant. Quel est son rapport à l’immigration ? C’était très important pour moi de provoquer des questionnements. Tous mes spectacles sont engagés. Je sens profondément que je n’ai pas le privilège de faire de la danse pour la danse. Mes peuples, mon continent ont besoin de voix qui expriment nos besoins, nos expériences. Je ne veux pas être dans la colère car elle fait peur aux gens. Je cherche à exprimer des choses en proposant plusieurs portes d’entrée aux spectateurs. Le corps est essentiel mais là, la parole est importante, notamment pour les publics qui ne sont pas habitués à la danse contemporaine. Je voulais que tout le monde reçoive le message. Comment retrouver la paix en toi et être bien dans ta peau où que tu sois. Techniquement c’est un solo mais c’est le fruit d’un travail collectif. Sur scène il y a des gens avec moi, mes ancêtres, ceux qui ont témoignés … L’humour est très présent dans votre spectacle. Tant dans vos mots que dans la danse qui devient parfois pantomime. Votre visage sur scène est très expressif comme ceux des acteurs du cinéma muet. Cette dimension « clownesque » est l’une de ces portes d’entrée ? Il est important d’engager tout le corps, d’exprimer les choses par le visage et par le corps lui-même. L’humour ouvre des espaces qui permettent de faire passer beaucoup de choses. J’aime pratiquer un humour qui suscite le rire du public mais qui, en même temps, l’interroge. Un humour qui déclenche un « ahah » et qui se suspend en « ohoh » … L’écriture toute en ironie de Laetitia Ajanohun, auteure du spectacle, convient parfaitement à mon propos. Le fait d’avoir vécu sur trois continents, qu’est-ce que cela a forgé dans votre approche du territoire ? Il y en a un où vous vous sentez plus chez vous ? La question du « chez-soi » a toujours été présente dans ma création. Récemment, j’ai entendu un témoignage autour de cette question : « où est chez toi ? ». La personne a répondu : « chez moi c’est où je suis ici et maintenant ». J’ai trouvé ça intéressant. Le lieu où je me sens libre et qui me touche profondément, c’est le Kenya, « it’s my soul space ». Et puis les Etats-Unis où je me suis sentie immigrée au début et qui sont devenus chez moi grâce à ma mère. Enfin, la France où je me sens à l’aise. J’aime bien ma vie en France mais émotionnellement, est-ce que c’est profondément chez moi ? Paris, où je vis et où j’ai créé des liens, c’est une façon d’être chez moi. Mais quand je serai vieille, où je serai ? Pour « my last days », j’ai le sentiment que ce sera le Kenya. Vous mettez en question la notion de « chez-soi » dans tous les sens du terme, matériel, émotionnel, culturel, linguistique. Est-ce par volonté de questionner la migration du point de vue de l’intime ? Oui et c’est une façon pour moi de dire là où je suis – donc à la France où je vis aujourd’hui : Je suis là. Je n’ai pas besoin d’être toujours l’Autre ! Et il ne s’agit pas seulement de moi. Nous tous, qui venons d’ailleurs, nous sommes là. Nous avons des voix, nous avons des besoins. Nous devons être intégrés. Nous contribuons à la société économiquement, culturellement, émotionnellement, donc laissez-nous l’espace d’exister ! L’artiste en mouvement qui vient d’ailleurs, n’est-il pas plus privilégié que les autres, même s’il rencontre des difficultés ? D’une certaine façon oui. Notre métier est un métier qui déplace les gens. Si on veut construire une carrière riche de rencontres et de collaborations, on doit se déplacer. C’est ce qui fait notre force. Nous pouvons nous adapter facilement. Nous sommes constamment en migration. Ça nous ouvre à d’autres cultures, à d’autres perspectives qui nous aident à mieux comprendre le monde. A avoir plus de tolérance, de compréhension et de compassion pour d’autres personnes. Le fait d’avoir une double culture, d’avoir grandi sur deux continents grâce à mes parents et maintenant de vivre sur un troisième continent, grâce à ma carrière, m’a ouvert des perspectives, une extension du cerveau qui est délicieuse. Dans An Immigrant’s Story, vous allez loin quand vous évoquez une réflexion d’une afro américaine qui dit que s’il n’y avait pas eu l’esclavage, elle aurait été comme cette pauvre femme africaine qui vient du bled et ne sait rien … Vous avez vraiment entendu ce genre de propos ? Tout ce que je dis dans le spectacle est vrai. Quand ma sœur est arrivée à l’école aux Etats-Unis, on lui a demandé si c’était la première fois qu’elle portait des chaussures. A moi, on m’a demandé si c’était la première fois que je voyais des bâtiments … Les choses ont heureusement beaucoup changé mais quand j’étais adolescente, l’image que beaucoup d’afro-américains avaient de l’Afrique était très négative. Pour eux, nous étions sales, pauvres, sans civilisation et englués dans la corruption. Quand je suis arrivée aux Etats-Unis, je me suis sentie racialisée, j’ai demandé à ma mère : « c’est quoi ce truc de Black ? Elle m’a répondu : « Welcome to the United States of America » !Cette réflexion traduit la complexité de la relation des africains-américains à l’Afrique et vice-versa…
Il y a des malentendus entre les africains et les africains-américains. Quand ma mère est arrivée au Kenya, les gens pensaient qu’elle se croyait supérieure parce qu’elle était américaine. Et quand je suis arrivée aux Etats-Unis, j’ai eu du mal à trouver ma place, notamment au sein de la communauté afro-américaine. Soit j’étais la pauvre africaine, soit on me disait que j’avais un complexe de supériorité parce que je connaissais mes racines… Je connais mes racines mais je ne connais pas les racines de ma mère ! Finalement, l’accueil chaleureux est plus venu des blancs au début. Et du coup, certains afro américains ont pensé que j’étais vendue aux blancs ! Peu à peu, j’ai fini par m’intégrer dans la communauté afro-américaine mais surtout à l’université. La danse, ça a été une manière d’ouvrir un autre espace en vous ? Ma danse, c’est aussi une façon de vivre la migration dans mon corps. J’ai commencé très jeune au Kenya. Je faisais de la danse classique. Je n’ai pas appris un seul pas de danse traditionnelle au Kenya. Mes premiers pas de danse traditionnelle d’Afrique je les ai appris dans le Michigan avec un danseur congolais. Par la suite, j’ai appris le sabar à New York. Rythmiquement, j’ai eu beaucoup de mal au début. En tant que danseuse, j’étais confrontée à un conflit interne autour de la valeur de ma danse qui vient de mon continent, de l’Afrique. J’avais envie d’embrasser les danses de chez moi. A l’époque dans le milieu de la danse où j’évoluais, les danses venues d’Afrique n’étaient pas considérées. J’ai dû faire un grand nettoyage mental pour être à l’aise dans les mouvements. Là encore, je me sentais étrangère. Pour moi, la scène est devenue sacrée. C’est là que mon corps est pleinement. Vous avez travaillé avec Robyn Orlin, chorégraphe sud-africaine présente en tant qu’experte artistique dans votre dernière création. Au-delà de son « statut » d’icône de la danse contemporaine, en quoi ce regard nourrit-il particulièrement votre travail ? J’avais déjà travaillé avec Robyn Orlin en 2017 sur mon solo, Portraits in red. J’apprécie beaucoup son esthétique. Elle sait comment déconstruire les choses dans une approche sensible du sujet à explorer. Elle sait donner les clés pour permettre au public de rentrer dans un sujet difficile. Elle me pousse à sortir de ma zone de confort. Robyn adore donner des contraintes sur le processus créatif. Et c’est là que les choses deviennent intéressantes. Donc j’essaye de créer des contraintes pour moi-même autant dans la danse que dans la façon de construire un spectacle.La contrainte va jusqu’aux costumes dans An Immigrant’s Story où ils se transforment dans la danse sans que n’ayez à sortir de scène, ni même à vous arrêter de danser…
Les costumes ont été créés par la costumière, Birgit Neppl, qui travaille beaucoup avec Robyn Orlin et avec laquelle j’avais déjà travaillé sur un précédent spectacle. Birgit a très vite senti qu’il fallait que je porte plusieurs couches de vêtements pour cette création. La première couche [une veste en wax avec des manches gigot] renvoie au stéréotype vestimentaire que l’on peut avoir de l’Afrique. Au fur et à mesure du spectacle, je me dépouille des couches de vêtements pour finir avec un costume « d’aujourd’hui », sans connotation particulière. La contrainte pour moi était d’enlever les couches en dansant. J’y suis parvenue seulement une semaine avant la création du spectacle à Bordeaux. Vous avez animé des workshops en Afrique notamment au Mozambique et au Rwanda. Avez-vous d’autres projets sur le continent ? J’aimerais être plus présente en Afrique où j’adore donner des ateliers. J’espère notamment pouvoir travailler au Kenya. Le problème c’est que les projets ont du mal à s’inscrire dans la durée. On organise des festivals et après que se passe-t-il ? Il ne se passe plus rien pour les danseurs locaux ! Au Kenya, les danseurs sont bien formés mais ils n’ont pas l’occasion de travailler professionnellement sur le long terme. Il faudrait aussi qu’il y ait plus de femmes engagées dans la danse en Afrique. Même s’il y a quelques grandes figures féminines, le milieu est dominé par les hommes. C’est le contraire de l’Europe et des Etats-Unis. Sur notre continent, il y a encore trop de stéréotypes concernant les projections sociales vis-à-vis des femmes et sur leur rôle dans la société. Hormis pour les danseuses classiques, les préjugés sur les danseuses sont encore tenaces. Cet engagement des femmes dans la danse en Afrique est une question qui me tient beaucoup à cœur. Propos recueillis par Virginie Andriamirado #Africa CulturesCopyright © Sitanews. Tous droits réservés Sitanews